Face à l’effondrement progressif de l’appareil sécuritaire en Haïti, une réponse populaire émerge dans plusieurs quartiers : jeunes civils, policiers et parfois anciens militaires s’organisent en brigades pour défendre leurs communautés contre les attaques de gangs armés. Ce réflexe d’auto-défense, nourri par des années d’abandon de l’État, prend de l’ampleur, notamment à Port-au-Prince, où les violences atteignent des sommets insoutenables.
Ces brigades communautaires, souvent composées de jeunes inexpérimentés mais lourdement armés, incarnent à la fois une forme de résistance et une source d’inquiétude profonde. Elles comblent un vide sécuritaire que ni la Police nationale d’Haïti (PNH) ni les autorités politiques n’ont su remplir. Dans certains quartiers, elles sont désormais perçues comme les seuls remparts contre l’enfer imposé par les gangs : enlèvements, exécutions, incendies de maisons, viols collectifs.
Mais cette montée en puissance soulève plusieurs questions lourdes de conséquences. D’abord, celle de l’armement : d’où viennent les armes détenues par ces jeunes civils ? Qui les finance ? Et surtout, qui les contrôle ? Ce qui a commencé comme une initiative de protection risque fort de se transformer en zones d’autorité parallèle, où le droit est dicté par les détenteurs de kalachnikovs plutôt que par les lois de la République.
Ensuite, il y a la tentation des exactions. Des cas d’exécutions sommaires, de règlements de comptes internes et de dérives de justice populaire sont déjà rapportés. À force de lutter contre les bandits, certaines brigades risquent d’en adopter les méthodes. La frontière entre protection et prédation devient floue lorsque l’État est absent.
Enfin, une question stratégique capitale se pose : que fera-t-on de ces brigades lorsque la paix reviendra ? Sera-t-il facile de désarmer des groupes qui ont goûté au pouvoir des armes et au respect imposé par la force ? Comment réintégrer dans la vie civile des jeunes qui n’ont connu que la guerre des rues comme mode d’expression ? Ce défi du désarmement s’annonce immense. Faute d’un plan clair, on court le risque de remplacer une crise sécuritaire par une autre : celle de groupes armés désormais « légitimes », mais incontrôlables.
Ce qui se joue aujourd’hui dans les quartiers d’Haïti, ce n’est pas seulement la lutte contre les gangs. C’est aussi et peut-être surtout la formation d’un nouveau rapport à la violence, à l’autorité et à la justice. Si l’État n’intervient pas rapidement pour encadrer, soutenir et surtout prévenir les dérives, il pourrait bientôt être trop tard pour désamorcer cette bombe à retardement.
Car à force de laisser les citoyens se faire justice eux-mêmes, on finit par oublier que la justice n’existe plus.